LA grande porte de ciment se referma derrière elle avec un bruit de lourde mécanique douce. Elle releva le pied, la jeep s’arrêta. Elle se trouvait dans un grand hall en béton brut aux lignes élancées d’église gothique. Le béton était peint en blanc, à la chaux, comme une maison espagnole. Des projecteurs dissimulés l’inondaient de lumière. Sur le mur du fond, en face d’elle, au-dessus d’une porte de cuivre fermée, était peinte en plusieurs couleurs et plusieurs langues une paraphrase du vers de Dante :
Vous qui entrez ici gagnez toute espérance
— Viens, je t’attends… dit doucement la voix de Roland. Et la porte de cuivre s’ouvrit. Jeanne descendit de la jeep, chercha nerveusement des yeux un miroir pour se donner un dernier coup de houppe, de peigne, de n’importe quoi, elle était affreuse, elle en était sûre ! fatiguée, malmenée, fagotée ! Ah ! puis zut ! Elle passa ses doigts dans ses cheveux courts, avança de trois grands pas et franchit la porte. Elle sentait et entendait battre son cœur.
Elle se trouva dans un simili-salon de style 1900 délirant. Peints à même les murs, des lys tordus et des roses-spaghettis encadraient des miroirs et quelques meubles militaires, eux-mêmes déguisés à la mode de la Belle Époque. À terre, dissimulant en partie le ciment, était étendue une immense peau blanche d’ours polaire.
La pièce était vide. L’élan de Jeanne fut coupé net. Elle se plaignit, presque gémissante.
— Roland ! Où es-tu ?…
— Je suis là… Je te vois…
— Tu me regardes ! Sans te montrer ! Tu crois que c’est bien ?
Elle se cacha le visage dans ses mains, comme une nudité…
— Pardonne-moi, il fallait que je te prévienne, avant de me montrer. J’ai voulu d’abord te voir…
Elle entendit un long soupir qui sembla venir de partout autour d’elle et emplir la pièce de toute l’immense tristesse qu’un cœur humain puisse éprouver devant l’absurdité et l’injustice du monde. La voix de Roland reprit, basse, hésitante, comme coupable :
— Tu vas éprouver une grande surprise… qui te sera sans doute très désagréable…
Toutes les craintes qui avaient successivement habité Jeanne pendant ces années de recherches lui retombèrent à la fois sur les épaules et sur le cœur. Quelle atroce maladie, quel mal abominable avait frappé ceux qu’on avait ainsi isolés au bout du monde, comme ne l’avaient jamais été les lépreux ni les pestiférés ?
— Roland !…
Elle se reprit, respira, et parla tranquillement, sans exaltation ni tremblement.
— … Tu sais que je t’aime… Quoi qu’il te soit arrivé…
La voix de Roland l’interrompit.
— Non… non…, ce n’est pas ce que tu crois… Prépare-toi à un choc… J’arrive…
Elle entendit s’ouvrir une porte sur sa gauche. Elle y fit face. Un pan de mur vert tendre et mauve pivota, et Roland entra.
Alors toute l’attente et l’angoisse prirent fin d’un seul coup. La joie éclata en elle comme une bombe de lumière. Roland bien portant ! Roland intact ! Roland beau ! Roland tel qu’elle l’avait quitté !
Elle se jeta dans ses bras en sanglotant, toutes les digues de patience et de courage brisées, emportées par le bonheur.
— Roland, toi, toi…
Et puis, brusquement, sa raison analysa ce que ses yeux avaient vu… ROLAND TEL QU’ELLE L’AVAIT QUITTÉ !…
Elle s’écarta de lui, le regarda, regarda le miroir sur le mur, vit entre des contournements blêmes de lys et de roses une vieille femme défigurée, pleurarde, ridicule, près d’un homme superbe, éclatant de jeunesse. TEL QU’ELLE L’AVAIT QUITTÉ. Pareil à l’image qu’elle avait gardé de lui dans sa mémoire, année après année, la dernière image de la dernière minute où elle l’avait vu. Mais dix-sept ans, depuis, avaient passé sur elle. Et, dans ces dix-sept ans, Roland n’avait pas vieilli d’une journée.
Elle ne pouvait détacher son regard du couple qui, de la glace, la regardait. Couple invraisemblable, dérisoire, monstrueux. Roland, oui, Roland c’était bien lui, intact, Roland de leurs amours, Roland merveilleux, Roland dans ses bras, Roland sur elle, Roland dans ses mains, Roland dans sa chair, dans son âme, ROLAND TOUJOURS LE MÊME…
Mais elle, où était-elle ? Qu’était-elle devenue ? Où était-elle partie, elle ronde et pleine, douce à la main et aux lèvres comme une pêche que la bouche ne blesse, comme une rose, comme le ciel rond de l’aurore ? Qui était cette vieillarde qui la regardait ? Cette centenaire, cette momie des sables desséchés ?
Hier encore, dans le miroir militaire, elle se regardait, elle se trouvait convenable, plutôt épargnée par l’âge, mais à côté de lui maintenant, à côté de lui intact, c’étaient des millénaires qui tout à coup lui étaient tombés dessus…
Elle se remit à pleurer, avec des sanglots de petite fille. Elle ne cherchait pas à comprendre pourquoi il était ainsi épargné. Quel était le secret. Ça n’avait plus d’importance. Aucune, aucune importance. Il n’y avait qu’une chose : l’horreur de cette image dans le miroir. Elle s’en écarta avec un frisson, elle chercha la porte par laquelle elle était entrée, elle ne la trouva pas, elle avançait la main tendue, les yeux voilés de larmes, elle cognait le bout de ses doigts aux lys et aux roses peintes, elle gémissait.
— Je veux partir… Je veux m’en aller… m’en aller… Je veux m’en aller…
— Personne ne peut s’en aller, dit doucement Roland…